Contribuer à l’inclusion grâce au numérique ?
Arnaud Denoix présente La plateforme de l’inclusion au micro de Maxime Lubrano sur Numéricité FM (avec Mehdi Rafenne), le 30 octobre 2023
Maxime Lubrano : Aujourd'hui, nous allons parler plus en détails de services numériques à destination des usagers et de la façon dont on peut les construire au service de l'intérêt général.
Lancé en 2019 sur le mode d'une start-up d'Etat incubée par betagouv.fr, Les emplois de l'inclusion était un premier service numérique visant alors à simplifier l'orientation des personnes qui rencontrent des difficultés sociales, professionnelles et de santé vers des employeurs solidaires sur tout le territoire français. Trois ans plus tard, ce service en ligne s'améliore au quotidien au profit de plus de 70 000 professionnels de l'insertion. De nouvelles équipes se sont constituées en start-up d'Etat pour résoudre des irritants ou des douleurs rencontrés par les usagers dans le monde de l'insertion. Depuis avril 2022, une dizaine de services numériques gratuits sont réunis au sein d'un groupement d'intérêt public (GIP) : La plateforme de l'inclusion.
TROIS AXES D’IMPACT
Maxime Lubrano : Le GIP que tu diriges œuvre pour l'inclusion par l'emploi en proposant des services numériques, au nombre de 10. Quels sont les champs d'intervention du GIP auxquels ces différents services répondent ?
Arnaud Denoix : La Plateforme de l’Inclusion réunit une dizaine d'équipes produit. Chacune travaille à résoudre des « irritants », comme on les appelle, sur les parcours d'insertion. Nous contribuons à 3 axes d'impact.
1/ Le premier axe, c'est d'améliorer l'expérience d'accompagnement des personnes éloignées de l'emploi.
Il s'agit d'améliorer l'expérience des personnes éloignées de l’emploi pour diminuer les risques de « décrochage » dans leur relation avec le service public. Pour cela, on propose des outils qui mettent en relation des usagers et des services publics. Par exemple, rdv-insertion a mis en relation, en septembre (2023), 6 000 allocataires du RSA avec des personnes chargées de les orienter et de leur proposer un accompagnement. Le mois prochain, on aura sans doute encore plus d'usagers, puisque le produit est en croissance (NDLR, en septembre 2024, 19 444 personnes ont été orientées via le service).
rdv-insertion mise sur l'autonomie des usagers en remplaçant la logique historique de convocation à une logique d'invitation. Suivant celle-ci, les personnes choisissent le lieu et les horaires auxquels elles peuvent se rendre pour rencontrer une personne du service public, souvent un travailleur social. Ce qui est intéressant et ce qu'on observe, c'est que miser sur l'autonomie des personnes éloignées de l'emploi, ça fonctionne. Il y a moins de « lapins », comme on dit, et plus de présence aux rendez-vous quand on a donné les clés à la personne et qu'on lui a permis de choisir le moment où elle voulait venir.
2/ Le deuxième axe d'impact, c'est l’amélioration des connaissances des professionnels
On aimerait bien contribuer à développer les connaissances des accompagnateurs et faire évoluer leurs pratiques. Pour ça, on collecte un certain nombre de données à travers tous les outils qu'on a développés. Surtout, on essaie de rendre ces données utiles en produisant des indicateurs ou des statistiques qui peuvent éclairer différemment le travail d'un accompagnateur. Ça s'appelle Le pilotage de l'inclusion. L’équipe a par exemple mesuré les déséquilibres qu'il peut y avoir en termes d'orientation, entre les hommes et les femmes, dans l'insertion par l'activité économique[JV1] . Elle donne ensuite à voir à une agence Pôle emploi, pour la population qu'elle oriente, comment elle se situe par rapport à d'autres prescripteurs. Elle lui montre, par exemple, qu'elle a tendance à orienter plus ou moins de femmes que la moyenne. Ces données permettent ensuite aux professionnels de se questionner sur leurs pratiques et d'essayer de les améliorer collectivement.
3/ Le troisième axe consiste à développer les expériences professionnelles des personnes éloignées de l'emploi
C'est là notre finalité. On s'appelle Plateforme de l'inclusion, au sens de l’inclusion dans l'emploi ou par l’emploi. Nous développons deux services numériques majeurs : Les emplois de l'inclusion et Immersion facilitée. Ils portent cette ambition de multiplier les expériences professionnelles des personnes éloignées de l’emploi. Par exemple, chaque mois, des dizaines de milliers de personnes (NDLR : 20 000 en septembre 2024) découvrent un métier en démarrant un stage dans une entreprise. Cela marche très bien !
Voilà, quelques-uns de nos champs d'intervention. Évidemment, tout est améliorable, en continu. Nous essayons également de mesurer notre impact afin de savoir si ces promesses que je viens d'énoncer sont tenues, ou en passe d'être tenues.
L'ÉMANCIPATION PAR LE TRAVAIL
Maxime Lubrano : On voit bien que toutes ces pistes sont orientées vers l'inclusion par l'activité économique. Quand nous avons préparé ce podcast ensemble, tu m’as fait part de ta conviction autour de l'émancipation par le travail, conviction partagée par l'ensemble des acteurs du GIP. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
Arnaud Denoix : La plateforme de l'inclusion est nécessairement imprégnée par la culture de l'insertion par l'activité économique, ce qu'on appelle l'IAE. L'IAE fait l'hypothèse que le travail peut être un facteur d'insertion durable dans la société. C'est l'idée de proposer à des personnes éloignées de l'emploi de rejoindre une entreprise pas tout à fait comme les autres, puisque les salariés y bénéficient d’un accompagnement social.
Cet environnement de travail permet d’aider à comprendre les enjeux, comportements et postures attendus dans un contexte professionnel. Le GIP Plateforme de l’Inclusion vient de cette culture. Il faut savoir qu'il y a plus de 250 000 personnes employées chaque année dans une structure de l'insertion par l'activité économique. Le pari tenu par tous les acteurs du secteur est que les personnes accompagnées acquièrent ainsi de nouvelles compétences et développent un réseau. Les relations de travail qui y sont nouées participent de l'insertion dans la société. Mais encore faut-il que la situation de travail le permette et, évidemment, toutes les situations de travail ne se valent pas.
De ce point de vue, je trouve que l’IAE est assez inspirante parce qu’elle offre un environnement dans lequel on prend un grand soin des personnes salariées et de la relation de collaboration. Si elles ont des problèmes de logement, des problèmes d'illettrisme, ou tout autre frein qui les empêcherait de s'insérer durablement dans la société et dans l'emploi, elles peuvent l’évoquer. Ces sujets ne sont pas tabous : ils peuvent être discutés avec quelqu'un dans l'entreprise, quelqu'un qui les accompagne. J'aime bien me dire que ce soin particulier qui existe dans les structures d'insertion par l'activité économique pourrait aussi inspirer les entreprises classiques[1].
LE DÉFI DE L’ILLECTRONISME
Maxime Lubrano : Tu parlais à l'instant d'illettrisme. Une partie de ces personnes qui sont éloignées du travail sont également en situation d'illectronisme [2]. N’est-ce pas un défi que de pourvoir à l'inclusion de ces personnes par le numérique ? Quel est l'impact des services du GIP dans le quotidien de ces personnes ?
Arnaud Denoix : Tu as tout à fait raison. Essayer d'aider des personnes éloignées de l'emploi, qui sont parfois celles qui ont le plus de mal à utiliser le numérique, en utilisant le moyen des produits numériques a quelque chose de paradoxal. Je te rassure : si nous n’avons pas de recette miracle pour résoudre ce paradoxe, nous faisons quelques hypothèses.
La première hypothèse, c'est d'abord de miser sur les accompagnateurs. Il est difficile quand on développe un service numérique à destination des usagers, en particulier des usagers éloignés de l'emploi, de réussir tout de suite à trouver la bonne manière de nouer une relation avec eux et de faire en sorte de n‘exclure personne. A La plateforme de l’inclusion, nous développons d'abord des outils pour les professionnels de l’insertion, qui sont les plus légitimes pour aller au contact des usagers. Nous faisons le pari qu'en outillant les professionnels, nous aiderons par ricochet les personnes éloignées de l'emploi.
Autre hypothèse : nous ne numérisons pas « pour numériser », mais avec l'idée de simplifier l'expérience des usagers. Nous essayons de le faire concrètement, en simplifiant les démarches administratives. Il faut savoir que dans un parcours d'insertion, une personne doit souvent montrer des justificatifs pour prouver son éligibilité afin de bénéficier de certains dispositifs (par exemple, la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé [RQTH]). A chaque critère d'éligibilité correspond un justificatif.
Tout cela produit nécessairement de la complexité, et peut être source de décrochage. Certaines personnes abandonnent parce qu’elles jugent que la relation qu'elles ont avec leur accompagnateur ou avec le service public est trop compliquée. La plateforme de l’inclusion a ici un rôle à jouer, celui de comprendre si certaines de ces données ou de ces justificatifs sont déjà quelque part dans les administrations et si on a véritablement besoin de reposer la question ou de re-demander des justificatifs à la personne.
Sur le service Les emplois de l'inclusion on est ainsi en train de récupérer automatiquement la donnée relative au statut RQTH ou RSA des personnes. Nous avons également transformé un formulaire CERFA en un questionnaire beaucoup plus court et simple qui peut se compléter en quelques secondes, diminuant ainsi le nombre d'abandons d’usagers sur le point de faire un stage en entreprise.
Je terminerai juste sur ce sujet – qui est inépuisable [3] – de la difficulté de la numérisation, en rappelant qu'il n'y a pas que les personnes éloignées de l'emploi qui ont des problèmes avec le numérique. En fait, on a tous des problèmes d'illectronisme, à des degrés différents. Il ne faut pas oublier que les accompagnateurs eux-mêmes sont parfois un peu désemparés par le foisonnement des outils numériques et la difficulté à les utiliser. La plateforme de l’inclusion essaie donc aussi de faire attention à l'ergonomie et à la facilité d’utilisation de ces outils.
DÉCLOISONNER ET RELIER
Maxime Lubrano : Tu nous parlais au début de notre entretien d’une myriade d'acteurs de l'insertion, qui peuvent prendre plusieurs visages et qui ne se connaissent pas forcément entre eux. Justement, comment le GIP Plateforme de l’inclusion contribue à développer les connaissances de ces professionnels et à les mettre en contact ?
Arnaud Denoix : Le décloisonnement est le « nerf de la guerre » parce que si on ne se connaît pas entre individus ou entre structures, on aura du mal à se mettre ensemble autour de l'usager, et donc à simplifier le parcours de celui-ci. En attendant, la personne accompagnée passe d'un guichet à l'autre ; elle est exposée à ce cloisonnement. Si l’on veut diminuer le non-recours au droit et améliorer l'expérience d'accompagnement, il faut également que les acteurs se connaissent mieux.
Ce que nous pouvons faire à notre échelle, avec La plateforme de l'inclusion, c'est déjà de construire ce qu'on appelle un patrimoine commun de l’offre de l'insertion. En gros, il s’agit d’une grande base de données qui recense les dispositifs d’insertion et les structures accessibles sur les différents territoires. Nous avons eu l'idée de les réunir dans une base de données ouverte, puis de re-diffuser cette information à tous ceux qui en avaient besoin. Cette initiative porte le nom de data·inclusion. Progressivement, grâce à un effort collectif des acteurs du secteur, nous comprenons mieux comment recenser ces informations et comment les mettre à jour.
Cette démarche est inspirée du domaine du transport et de l'initiative https://transport.data.gouv.fr/. Nous avons déjà agrégé plusieurs bases de données de structures et trouvé des consommateurs de ces données, c'est-à-dire des éditeurs de logiciels qui les affichent là où elles sont utiles : souvent dans les outils des travailleurs sociaux. Au final, des accompagnateurs de terrain découvrent des partenaires dont ils n'avaient pas forcément connaissance sur leur territoire.
Prenons un exemple : je suis un travailleur social dans les Ardennes. Grâce à cette base de données je découvre qu'un garage solidaire s'est installé à quelques rues de l’allocataire du RSA que j'ai en face de moi en rendez-vous. Je peux alors le mettre en relation avec ce garage solidaire si il ou elle rencontre un problème de mobilité. En faisant davantage circuler les données et en comprenant mieux, territoire par territoire, quelles sont les structures et les acteurs en présence, on diminue les délais et les files d'attente et des solutions concrètes sont proposées aux personnes qui en ont besoin. C'est notre contribution à la logique de « décloisonnement » ou de coopération.
LES CONSEILS DÉPARTEMENTAUX, DE PROCHES PARTENAIRES
Maxime Lubrano : On l'a compris, vous accompagnez à la fois les personnes éloignées de l'emploi en facilitant leur quotidien et les personnes qui accompagnent ces personnes éloignées de l'emploi en essayant de leur redonner foi dans le numérique, à travers les services que vous développez. Quelles sont les relations que vous nouez avec les acteurs locaux des politiques de l'insertion, comme les conseils départementaux ?
Arnaud Denoix : Les conseils départementaux sont des partenaires très proches. Ils sont clés pour La plateforme de l’inclusion parce qu’ils sont les chefs de file de la politique d'insertion au niveau local. Ils constituent la porte d'entrée pour comprendre les écosystèmes territoriaux. Je pense pouvoir dire qu’entre toutes nos équipes, nous parlons régulièrement à l'intégralité des conseils départementaux de France, ce qui n'est pas rien : une centaine d'interlocuteurs différents et plusieurs interlocuteurs par département.
Nous avons plusieurs types de relations avec les conseils départementaux. D'abord, les travailleurs sociaux utilisent directement certains de nos services. Je mentionnais tout à l'heure rdv-insertion.fr : aujourd’hui, 90% des utilisateurs sont des travailleurs sociaux dans les départements. Ce sont eux qui prennent des rendez-vous avec les usagers. Il nous faut prendre soin de ces utilisateurs, comprendre ce dont ils ont besoin et comment on peut améliorer nos produits.
Ensuite, les conseils départementaux sont des partenaires pour déployer nos outils auprès des autres acteurs de l’insertion sur le territoire. Je mentionnais l'idée de développer des « patrimoines communs » pour comprendre qui étaient les acteurs de l'insertion et mieux faire circuler la donnée. Nous nous sommes rendu compte, ces derniers mois, qu'il manquait un rôle important dans cette histoire : celui d’une personne référente de la donnée dans chaque territoire. Cette personne est souvent au conseil départemental parce qu’elle y est à même d'animer une sorte de club des partenaires, afin de mieux comprendre l'offre de services et de faire en sorte que ce patrimoine commun de l'offre d'insertion puisse grandir et être utile à tous.
Cette retranscription ne couvre pas l’ensemble du podcast (30 octobre 2023). Pour l’écouter dans son intégralité : https://numericite.eu/numericitefm-s03e03-contribuer-a-linclusion-grace-au-numerique-avec-arnaud-denoix/
[1] Pour aller plus loin, cf. Inès Hijazi et Arnaud Denoix sur le CRAPS : « Le travail comme levier d’insertion : éloge de l’artisanat institutionnel » (juin 2024).
[2] Cf. « Fracture numérique : l'illectronisme concerne plus de 15% de la population en 2021 », www.vie-publique.fr (juin 2023).
[3] Cf. les travaux de la mission d’information du Sénat : « Lutte contre l’illectronisme et inclusion numérique », www.senat.fr, (septembre 2020).