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Sur qui retombe le travail induit par le numérique et les échanges de données ?

La plateforme de l’inclusion développe des logiciels pour des gens qui en aident d’autres à trouver in fine un travail – nous outillons l’insertion socio-professionnelle.

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L’enjeu de la coordination

Une des difficultés de ce travail d’insertion, c’est la coordination. Il y a tellement de démarches à faire, tellement d’acteurs mobilisés, que ça serait vraiment plus simple si on pouvait savoir qu’est-ce qui a été fait pour chaque personne qu’on accompagne. Concrètement : si votre conseiller France Travail vous aide à trouver un travail à côté de chez vous parce que vous n’avez pas de voiture, et qu’au même moment votre conseillère en économie sociale et familiale vous aide à déménager parce que votre loyer est trop cher, on a un problème de coordination.

Nous sommes allés observer le flux de ces informations, qui en a besoin à quel moment. Nous avons recueilli des histoires, identifié toutes les connaissances qui devraient être mises en commun entre tous les accompagnateurs pour leur simplifier le travail et leur permettre d’être plus utiles aux personnes qu’ils accompagnent. Avant tout, nous voulons leur retirer du travail inutile, pour qu’ils puissent – c’est leur souhait principal – consacrer plus de temps à l’accompagnement.

Une faim de données à des fins de pilotages

Ce n’est pas tout. Ces informations et la centralisation que leur recueil implique, ça intéresse du monde. Comme notre idée est de faire un outil gratuit, les Conseils départementaux sont intéressés : c’est sûrement des économies par rapport aux traditionnels logiciels de gestion qu’ils utilisent. Ils sont prêts à l’adopter si on prend en compte les données qu’ils ont besoin de suivre, à savoir, grosso modo, la liste des objectifs auxquels une personne au RSA s’est engagée ainsi que la série des actions entreprises pour chaque objectif.

Ces données, ça donne faim à plein de gens. Notre outil, nommé « Carnet de bord », tend alors à devenir une solution de pilotage. Le pilotage est un effet induit par l’entrée de données distribuée : tout ce travail permet de se faire une vue d’ensemble non seulement sur les personnes accompagnées mais aussi sur celles qui les accompagnent. Ça permet à des gens dans des bureaux de se faire une idée quantifiable et agrégée de ce qu’il se passe partout dans le pays.

Subtilement, puis subitement, la nature de ce carnet de bord change. Nous voulions faire une solution modeste de partage d’infos – une sorte de tableur hyper normalisé et hyper sécurisé sur lequel des gens collaborent. Un petit cercle vertueux bien calme. Au lieu de ça, nous nous retrouvons avec un système déséquilibré. Les commanditaires – en situation de pilotage – veulent toujours plus de données. Les accompagnateurs – en situation d’entrée et de consultation de données – passent de plus en plus de temps à remplir le carnet de bord.

Certains accompagnateurs sont notés là-dessus, sur le nombre de données qu’ils entrent. Après tout, du point de vue de leurs managers, c’est leur travail ! Parfois, ils remplissent l’outil pendant l’entretien, mais quelle expérience pour la personne accompagnée ? Parfois ils le font juste après. Parfois ils le font d’un bloc, en fin de semaine, le vendredi matin.

Bon ! Le travail, c’est du travail. Normal que ça prenne un peu de temps. Mais au moins ça sert à quelque chose ? En fin de compte, pas tant que ça. Pour être vraiment utile, ce carnet de bord numérique doit être complet et à jour. S’il n’est pas absolument à jour, il perd beaucoup de sa valeur. Et il manque toujours des informations. Il y a toujours une info qu’un accompagnateur aimerait avoir, qui lui faciliterait la tâche, mais que nous ne recensons pas.

Les seuls qui sont contents de l’histoire, ce sont les gens en situation de pilotage. Ils ne se soucient pas vraiment de la qualité ou de l’exhaustivité des données – ils n’ont pas besoin de connaître les cas particuliers – mais ils voient que ça rentre et que ça mouline. Ça leur permet de faire des arbitrages, de trouver des financements, de passer à un management plus moderne et quantitatif. Pendant ce temps-là, les accompagnateurs passent de plus en plus de temps à faire de l’entrée de données… Qu’ils ne consultent pas.

Ça, je l’ai observé partout.

Partout, la coûte de la saisie des données

Dans le domaine de l’insertion, je l’ai vu chez un partenaire à nous, les Missions locales. Les Missions locales, c’est génial. Ce sont des structures très indépendantes, très libres, qui font un boulot incroyable. Mais la rançon de leur indépendance, c'est que leur financement dépend de la saisie de leurs actions, toutes renseignées dans le même logiciel. Et renseigner des actes dans ce logiciel, ça prend du temps, beaucoup de temps. Jusqu’à poser, par endroits, un problème d’optimisation. Si un tiers du temps de travail est passé à obtenir vos financements, est-il possible de passer une partie de ce temps à autre chose, quitte à être un peu moins financé ? Mais rien dans ce système n’encourage ça. Ce n’est pas une spécificité de l’insertion, ou du service public.

Je l’ai vu, par exemple, dans les chantiers de travaux publics : les conducteurs de travaux qui passent une à deux heures par jour à rentrer tous les actes, toutes les factures et toutes les commandes du chantier. Ça simplifie la vie de la compta et ça permet à la direction d’avoir des chiffres, mais ça casse le métier. Je ne l’ai pas vu, mais je l’ai entendu dans les hôpitaux… Et dans plein d’autres endroits, c’est partout.

Derrière ça, il y a des designers et des développeurs bien intentionnés, qui voient les cahiers papier, les classeurs et les tableaux Excel disparates et bordéliques qui étaient utilisés avant, et qui fabriquent une interface magnifique et intuitive. Sans se rendre compte qu’ils font deux choses qui ont des conséquences délétères. Déjà, ils créent une charge de travail supplémentaire pour des gens dont l’entrée de données n’est pas le métier principal – mais qui le devient, petit à petit. Mais surtout, les outils que les gens se sont fabriqués eux-mêmes sont remplacés par des logiciels qui vont nécessiter des designers et des développeurs pour chaque mise à jour. Et quel que soit le travail qu’on a, avoir le contrôle sur ses outils, c’est avoir le contrôle sur beaucoup de choses en plus. Fabriquer ses propres outils, modéliser son environnement de travail, c’est un levier énorme pour l’engagement et l’investissement des gens.

On n’automatise jamais complètement le travail

Le fond du problème, c’est qu’on n’automatise jamais vraiment le travail. Le travail retombe toujours sur quelqu’un.

En théorie, les concepteurs et les développeurs vont faire une grosse charge de boulot en amont pour faire gagner du temps à tout le monde. En théorie, c’est comme un LLM ou un algorithme d’apprentissage : on va capitaliser sur du travail fait une fois pour toutes. En pratique, notre travail crée potentiellement toujours plus de travail chez quelqu’un d’autre. En créant des machines à aspirer de la donnée, on automatise une grosse partie du « reporting » et on simplifie grandement le pilotage, qui devient une pure activité de bureau. Mais sur le terrain, la réalité et la charge sont autres.

Tiens, un exemple récent tellement terrible qu’il est presque drôle. Amazon, qui crée des boutiques sans caisses et sans caissiers, où l’intelligence ambiante capte les gestes des clients et les facture après coup. On a appris que ça marchait moins d’une fois sur trois. Le reste du temps, mille personnes en Inde se repassent les bandes vidéo pour reconstituer un ticket de caisse. À nouveau, en théorie, c’est juste pour entraîner le modèle. Après plusieurs années, le modèle n’est toujours pas entraîné. On a juste inventé une façon de délocaliser le métier de caissier. Le travail retombe toujours sur quelqu’un.

À partir de là, que fait-on ? Je vois deux grandes directions.

Déléguer le reporting aux machines elles-mêmes

La première, c’est de surinvestir dans la technologie et l’informatisation. Trouver des façons d’automatiser l’entrée de données. Sur les chantiers travaux publics, par exemple, on s’était rendu compte que les gens prenaient des kilotonnes de photos de tout, et notamment des choses qu’ils allaient devoir entrer dans leur SAP le soir même. Et donc il y avait moyen de prendre quelque chose qu’ils faisaient déjà, qui leur était utile, et de le brancher sur la machine pour en extraire la connaissance. C’était difficile à faire en 2018 ; aujourd’hui, c’est faisable. Nos machines sont plus malines. Plus généralement, ça veut dire créer des outils et des machines qui font leur propre reporting. Vous utilisez un appareil médical, hop c’est pris en compte. On appelle parfois ça l’internet des objets – l’« IoT », quoi.

Côté insertion, on essaie de faire ça en branchant autant que possible les dizaines de bases de l’Etat qui contiennent des données utiles. Y’a une base qui sait qui est au RSA. Y’a une base qui sait qui a une RQTH. Y’a une base qui sait où vous travaillez et depuis quand. Autant de choses qu’on peut récupérer et afficher au bon endroit aux bonnes personnes.

Aller dans cette direction, ça consiste à dire à ceux que l’informatisation fait souffrir qu’ils doivent prendre leur mal en patience : c’est difficile pour le moment, mais ça va aller mieux. Quand tout le monde jouera le jeu, quand on s’échangera vraiment toutes les données, ça sera plus simple et plus rapide. C’est sûrement vrai. Il y a plein d’endroits où ça marche plutôt bien – dans les entreprises ou les institutions où tout le monde a les mêmes pratiques et utilisent les mêmes outils notamment.

Mais tant qu’on n’y est pas ? Le travail retombe toujours sur quelqu’un. Même nos machines si puissantes qui automatisent la lecture, la synthèse, la classification, même les LLM, tout ça c’est aussi du travail qui retombera sur d’autres, dans le futur, quand il faudra faire toujours plus d’efforts pour décarboner notre monde.

Automatiser, sans désautonomiser ni faire disparaître le travail derrière

La deuxième direction, c’est celle de la prudence. Automatiser, mais moins. Ne pas prétendre qu’on peut faire disparaître une charge de travail quand on ne fait que la déplacer. Et faire comprendre que le travail de pilotage – consulter les chiffres sur l’activité des autres – on le faisait à crédit, sur le dos d’autres travailleurs. On change de questionnement, on passe de « qu’est-ce qu’on supprime comme tâche ? » à « comment faire tourner cette donnée en circuit court ? »

Le projet dont je vous parlais au début – Carnet de bord, cette grande base de données du travail d’insertion – la Plateforme de l’inclusion a décidé de l’arrêter, pour toutes ces raisons et pour quelques autres. Nous créions trop de travail pour trop peu de valeur ajoutée. Et on mettait le doigt dans de dangereux engrenages, celui du pilotage des vies par des gens trop distants. Nous l’avons arrêté pour en créer un autre, moins puissant et plus sobre en données et en travail de saisie : GPS. Ce service, « guide de partage et de suivi », peut servir d’exemple pour cette deuxième direction.

Nous avons constamment observé que celles et ceux qui choisissent de devenir travailleurs sociaux, conseillers en insertion professionnelle ou sociale, par goût et par nécessité, insistent sur l’importance de se parler entre eux. « Prendre sa voiture ou son téléphone », comme ils disent. Nous avons donc fabriqué la version la plus simple possible de notre outil précédent, avec quelques données qui remontent toutes seules (grâce à toutes ces bases de données que l’État entretient), mais surtout avec le numéro de téléphone de tous les autres accompagnateurs. S’ils veulent une info à jour, ils n’ont qu’à s’appeler.

Oui, c’est du boulot, s’appeler. Ça serait plus simple de pouvoir la consulter directement dans l’outil. Mais on l’a bien vu : la personne qui doit rentrer la donnée n’est quasiment jamais celle à qui elle est utile. Et comme on ne sait jamais quelle info sera utile aux autres, on n’entre jamais vraiment les bonnes. Alors que si on s’appelle, la personne qui fait l’effort de prendre son téléphone est celle qui a besoin de l’info. Ça fait toujours du travail, mais toutes les personnes impliquées savent toutes à qui il sert. Tout le monde connaît l’importance de ce coup de fil. Le travail retombe sur ceux à qui il est utile.


Louis-Jean Teitelbaum coordonne les études de terrain et la conception d'interfaces numériques à La plateforme de l'inclusion.